12

 

 

Depuis le pont du Traque-Soleil, Elena regardait la côte se matérialiser telle une apparition jaillissant de la brume. Une pluie fine tombait, mais la jeune femme se tenait à l’abri d’un auvent dressé sur le pont avant, et elle était chaudement vêtue d’une veste en cuir doublée de fourrure de lapin. Au-dessus de sa tête, le gris monotone du ciel en pleurs s’étendait à l’infini depuis six jours, masquant à la fois le soleil et les étoiles. Durant cette dernière partie de la traversée de l’Océan du Couchant, la seule différence entre le jour et la nuit consistait en un léger éclaircissement de la pénombre.

Heureusement, leur vol interminable touchait à sa fin.

Face à Elena, le ciel butait contre des falaises abruptes ; ses replis s’accumulaient, formant des nuages orageux. La foudre crépitait, mais la tempête était encore trop lointaine pour que la jeune femme puisse entendre le tonnerre.

Des éclairs fourchus illuminaient la côte brumeuse du Gul’gotha. C’était une vision impressionnante. Des vagues écumantes de rage assaillaient les parois déchiquetées, tandis que des rochers fendus semblaient se débattre dans l’eau ainsi que des créatures marines prises au piège. Aucun navire n’osait approcher de ces remous, et encore moins tenter de gagner la terre en les traversant.

Plus tôt dans la journée, Elena avait étudié la carte du Gul’gotha avec les autres passagers. Le long de la côte, il n’y avait qu’un seul port accessible, situé très loin dans le Sud : Banal, à côté duquel Port Rawl faisait figure de parangon de civilisation et de raffinement. Mais les compagnons ne s’y arrêteraient pas. Avec leur navire aérien, ils pouvaient atterrir n’importe où. Wennar, le chef du bataillon n’ain, avait posé un doigt épais sur une région montagneuse de la carte, située à une bonne centaine de lieues de la côte.

— C’est là-bas qu’il faut aller, avait-il déclaré.

— Pourquoi ? avait demandé Er’ril avec sa méfiance habituelle.

— C’est notre région natale, avait grogné le n’ain au front proéminent. Et le berceau du règne du Seigneur Noir. Si vous cherchez un artefact maléfique entre tous, c’est là que vous le trouverez.

Faute d’une meilleure idée quant à l’endroit où commencer leur quête de la manticore, les compagnons avaient accepté.

Tout en observant les falaises assiégées par la tempête, Elena se remémora l’histoire de l’apparition du Seigneur Noir telle que la lui avait contée Cassa Dar :

« Il y a cinq siècles, une équipe de mineurs de fond découvrit une veine d’un minerai nouveau, des lieues en dessous de la surface. Jamais encore ils n’avaient vu de pierre semblable, plus noire que du charbon et résistant à tous leurs outils. Bien déterminés à l’extraire, ils l’attaquèrent avec l’instrument suprême du royaume : le Try’sil, ou Marteau de Tonnerre. On racontait que son métal imprégné de magie pouvait briser n’importe quelle pierre. Et cela se révéla exact. Les mineurs remontèrent leur découverte à la surface et la baptisèrent « éb’ène ». Tous les seigneurs n’ains en réclamèrent un morceau pour le façonner et prouver leur dextérité. Des coupes, des assiettes, des épées et même des statues furent ainsi fabriquées.

Mais au contact de la pierre, le peuple n’ain se transforma. Leur royaume lui-même ne fut pas épargné. Le sol devint stérile. Des volcans se formèrent ; les séismes se succédèrent sans interruption ou presque. Des cendres et des gaz toxiques obscurcirent le ciel. Des créatures venimeuses – les mul’gothra et les skal’tum – surgirent d’abîmes profondément enfouis sous la montagne.

Puis le Seigneur Noir apparut, comme sorti des boyaux de la terre. Certains dirent que c’était un n’ain qui avait succombé à la magie noire de l’éb’ène ; d’autres affirmèrent qu’il venait de l’intérieur de la pierre, et que les mineurs l’avaient libéré de sa tombe minérale en creusant. Personne ne connaissait sa véritable nature. »

Malgré ses vêtements de laine et de cuir, Elena frissonna à la pensée de l’endroit où ses compagnons et elle devaient se rendre : au cœur même du Gul’gotha et de cet antique mystère. Qui était le Seigneur Noir ? D’où venait réellement ce démon ? Les dernières paroles de Cassa Dar résonnèrent dans la tête de la jeune femme : « Personne ne connaissait sa véritable nature… »

Tandis qu’Elena fronçait les sourcils, une voix résonna derrière elle.

— Tu devrais descendre. Nous allons bientôt arriver sur la tempête.

Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Elena vit Tol’chuk accroupi non loin d’elle. Depuis combien de temps était-il là ? Pour une créature aussi massive, il pouvait faire preuve d’une discrétion étonnante.

En appui sur les jointures de sa main droite, l’og’re se penchait pour regarder sous l’auvent. La pluie avait détrempé la crête de fourrure qui ornait son dos voûté ; elle dégoulinait dans les milliers de crevasses de son visage et de son corps, lui donnant l’aspect d’une montagne usée par les intempéries. La seule partie de lui qui ne paraissait pas sculptée dans la pierre était ses grands yeux ambrés, brillants d’inquiétude pour Elena.

Touchée, la jeune femme sourit et posa sa main gantée sur l’épaule mouillée de Tol’chuk. Lors de leur première rencontre, elle avait été effrayée par l’apparence bestiale de l’og’re. À présent, elle ne voyait plus le monstre en lui : juste son cœur immense et sa loyauté sans faille.

— À mon avis, la tempête sera le dernier de nos soucis durant les jours à venir, dit-elle doucement. Mais j’apprécie le conseil. Je descendrai dans un moment. Je voulais juste voir le Gul’gotha de mes propres yeux.

Tol’chuk acquiesça, jetant un coup d’œil à la côte par-dessus la tête de la jeune femme.

— Ce n’est pas un spectacle réjouissant.

Elena le vit porter une main à la sacoche qui dissimulait le Cœur de son peuple. Elle se rapprocha de lui, glissant son bras mince sous celui, beaucoup plus épais, de l’og’re.

— Nous ne partirons pas d’ici avant d’avoir accompli nos deux missions. Je te le promets. S’il y a un portail dans ces contrées, nous le détruirons. Et s’il existe un moyen de libérer ton peuple du Fléau, nous le trouverons.

Un grondement sourd monta de la gorge de l’og’re. Bien qu’inarticulé, il exprimait une gratitude perceptible.

Pendant un moment, les deux compagnons restèrent immobiles et silencieux. Puis Tol’chuk lança :

— Je ne crois pas que ce soit une simple coïncidence si nous chemins se confondent à présent.

— Que veux-tu dire ?

— C’est le Cœur qui m’a guidé vers toi à la base. Depuis le début, je suis persuadé que nos chemins conduisent vers la même destination. (Il scruta la côte du Gul’gotha.) Où que soit caché le portail de la manticore, c’est là que nous trouverons les réponses à toutes nos questions.

Elena acquiesça.

— Je pense que tu as raison.

Une fois de plus, elle observa la tempête qui approchait et se rembrunit. Le grondement du tonnerre lui parvint ainsi qu’un avertissement. Elle aurait bien voulu l’écouter, mais elle savait que c’était impossible. Elle se détourna de la côte.

— Je suis prête à redescendre. Restons au chaud pendant que nous le pouvons encore.

Tol’chuk grogna son assentiment et la précéda vers l’écoutille, faisant un rempart de son corps contre la piqûre de la pluie glaciale.

Tout en marchant derrière lui, Elena s’interrogea sur les lignes entremêlées du destin. Le Fléau, le portail du Weir, le berceau du Cœur Noir, le royaume natal des n’ains – qu’est-ce qui reliait tous ces éléments ? Une fois de plus, les paroles de Cassa Dar résonnèrent dans sa tête. « Personne ne connaissait sa véritable nature. »

Elena jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule avant de baisser la tête pour franchir l’écoutille que Tol’chuk tenait ouverte. En suivant ce chemin, elle éluciderait ces mystères, elle en avait la certitude. Mais une question encore plus préoccupante que les autres la fit frissonner : ses compagnons et elle seraient-ils assez forts pour affronter les réponses qu’ils trouveraient ?

 

Debout près du bastingage de poupe, la reine Tratal regardait Elena descendre dans les boyaux du Traque-Soleil. Ni la jeune femme à la chevelure flamboyante ni son monstrueux compagnon n’avaient perçu sa présence. À bord de son navire, Tratal pouvait aller où elle voulait, quand elle le voulait et sans que personne la voie. Des volutes d’énergie enveloppaient encore sa silhouette, formant un rideau de brume qui la dissimulait à la vue d’autrui sans interférer avec la sienne.

Elle se mit à longer le bastingage, laissant courir une main sur le bois pour le caresser ainsi que la joue d’un amant. Seule à l’exception de la sentinelle postée dans la vigie au sommet du grand mât, elle projeta ses perceptions à l’intérieur du navire. Elle sentit les pas d’Elena sur l’échelle d’un des ponts inférieurs. Bientôt, la sor’cière rejoignit ses compagnon dans la cambuse.

Parfait.

Dissipant sa cape de brume, Tratal tourna son regard vers l’avant, au-delà de la proue du bateau. Personne n’avait semblé se rendre compte de la fausseté de la tempête qui menaçait la côte. La reine el’phe fit signe au marin perché dans la vigie. Celui-ci hocha la tête.

Tout était prêt.

Tratal fit face à la direction dans laquelle filait le Traque-Soleil. Le long de la proue du navire aérien, de l’énergie élémentale crépita brillamment comme la reine el’phe puisait dans le pouvoir de la tempête toute proche. Un nimbus de cheveux blanc argenté se déploya autour de son visage fin tandis que la magie enflait en elle. Soupirant de bien-être, elle leva les bras. Les voiles se gonflèrent.

Un sourire dur figé sur ses lèvres, Tratal visa le cœur de la tempête. Dans la lumière grisâtre, sa peau ressemblait à de la glace sculptée, ses yeux à des joyaux d’azur sertis dans la banquise.

— Montrez-vous, lança-t-elle dans le langage du vent aux lourds nuages suspendus à l’aplomb des falaises. Il est l’heure !

Une rafale emporta ses paroles.

Près de la côte, la brume se dissipa lentement, et une trouée s’ouvrit entre les nuages coléreux. Une flotte d’une douzaine de petits coupe-ciel en jaillit telle une nuée d’abeilles furieuses. De l’énergie crépitait le long de leur quille noire, poignardant l’atmosphère sous eux en éclairs éblouissants.

Réputés pour leur vitesse, les navires de guerre se divisèrent en deux groupes et plongèrent afin d’encercler leur vaisseau amiral. Le vent apporta à Tratal les salutations murmurées de chacun des capitaines et l’informa qu’ils étaient tous prêts.

— Dans ce cas, commençons, ordonna la reine el’phe en projetant davantage d’énergie vers la fausse tempête.

Le front noir bouillonna, et la trouée s’élargit dans le sillage des coupe-ciel. Les petits navires aériens, qui flanquaient désormais le Traque-Soleil, escortèrent celui-ci vers le tunnel à travers la tempête. Très loin devant, enfouis parmi les nuages et éclairés par la foudre, Tratal aperçut des tours et des remparts familiers.

Elle sourit. Depuis une lune, Elena refusait d’abandonner cette guerre ridicule pour accepter son héritage et sa place véritable. Son propre fils Méric s’était laissé contaminer par les passions de ces gens de la boue. Mais Tratal n’était pas si influençable. Elle connaissait ses devoirs envers le passé et l’avenir de son peuple. La lignée de leur roi perdu ne disparaîtrait pas de nouveau ; elle regagnerait son légitime bastion. En quoi les querelles des ter’restres concernaient-elles les el’phes ? Ils survolaient ce genre de conflits depuis des siècles innombrables.

Néanmoins, Tratal n’avait pas réussi à persuader Elena du bien-fondé de ses arguments. La sor’cière s’était montrée obstinée et têtue. Mais même le plus puissant des vents pouvait être détourné. Si Elena refusait de se rendre au royaume el’phique de son plein gré, le royaume el’phique viendrait à elle.

Le Traque-Soleil s’engouffra dans le tunnel bouillonnant, flanqué par les coupe-ciel qui l’aidaient à maintenir la tempête à distance. Des détonations de foudre illuminaient les murs du passage. Droit devant, à l’extrémité de celui-ci, des battants de bois massifs s’ouvrirent. Depuis le cœur de la forteresse aérienne, une clarté très pure envahit le tunnel.

Comme la flotte approchait de la porte, le capitaine du coupe-ciel de tête annonça le retour de la reine des el’phes. Des trompettes mugirent, mais leur note triomphante faillit se perdre dans le grondement de la tempête. Seule l’ouïe exercée de Tratal lui permit de l’entendre. Le capitaine du coupe-ciel de tête reporta son attention sur le Traque-Soleil.

— Bienvenue, reine Tratal. Bienvenue à Fort-Tempête, lui souhaita-t-il par l’intermédiaire du vent.

Tandis que la cité aérienne se révélait à elle, Tratal eut un sourire pareil à la fonte des neiges au début du printemps. C’était bon de rentrer chez soi.

Fort-Tempête…

La citadelle el’phique flottait sur cet orage surnaturel, dissimulée aux regards venus d’en dessous, ouverte au ciel d’en dessus. Depuis des siècles, elle survolait les mers et les océans, les îles et les continents du monde tel un orage inattendu mais vite passé. Nul ne se rendait jamais compte de sa présence. Cela faisait une éternité qu’aucun non-el’phe n’avait posé les yeux sur elle.

Une éternité qui s’achevait aujourd’hui.

En apprenant qu’Elena avait l’intention de quitter Val’loa, la reine Tratal avait aussitôt envoyé un faucon à Fort-Tempête pour ordonner aux gardiens de la citadelle de diriger celle-ci vers les falaises monstrueuses du Gul’gotha. Tout se passait comme elle l’avait décidé. Avant que les compagnons comprennent que quelque chose clochait, le Traque-Soleil serait amarré à Fort-Tempête – et la lignée du roi perdue rejoindrait enfin celle de Tratal.

— Bienvenue chez toi, Elena, chuchota la reine des el’phes à la jeune femme encore inconsciente du fait qu’elle venait de tomber dans son piège. Bienvenu dans ton véritable foyer.

 

Ce fut à peine si Er’ril remarqua que le grondement du tonnerre s’amplifiait. Sous ses pieds, les planches tremblaient presque en continu. Mais l’homme des plaines ignorait la tempête et se concentrait sur la carte déroulée devant lui. Il avait emprunté le parchemin bruni à la bibliothèque de Val’loa. Ses yeux balayaient les noms antiques dont beaucoup étaient devenus indéchiffrables tant l’encre colorée avait pâli au fil des ans.

Les contrées du Gul’gotha.

Face à lui, de l’autre côté de la table de la cambuse, le capitaine n’ain Wennar observait la carte avec tout autant d’attention. D’un index épais, il désigna une montagne.

— Nous pouvons nous poser sur le versant sud du mont Gallmanor. Une piste le contourne et descend dans nos vallées natales. Elle devrait nous permettre d’approcher discrètement.

— Pourquoi ne pas voler jusqu’à notre destination ? s’enquit Elena. (Elle se tenait devant la cheminée, se réchauffant les mains à la chaleur des flammes. Ses cheveux dégoulinants étaient encore plaqués sur sa figure.) Je croyais que les mines et les cités de votre peuple étaient abandonnées depuis longtemps.

Sous ses arcades sourcilières proéminentes, Wennar lui jeta un coup d’œil.

— Abandonnées par les n’ains, oui. Mais pas inhabitées pour autant. J’ai entendu parler des créatures malades qui s’y sont installées, des rituels abominables qu’elles effectuent encore et qui continuent à souiller nos terres. Pour explorer cette région, il faudra nous déplacer rapidement et sans attirer d’attention indésirable. (Il tapota la carte.) C’est une ancienne piste de chasse. Elle ne devrait pas être trop surveillée.

Er’ril acquiesça. Même s’il n’avait pas confiance en Wennar, le plan de celui-ci lui paraissait sensé. Mieux valait privilégier la prudence, au cas où quelque chose de sinistre se dissimulerait encore dans les mines et les vallées dérobées au peuple n’ain.

— C’est une bonne idée, déclara-t-il. En fait…

Un bruit de déchirure résonna sur sa gauche. Er’ril pivota vivement. Tikal, le familier de Mama Freda, venait de déchirer un coin de la carte, qu’il fourra dans sa bouche et mâcha avec enthousiasme. Er’ril voulut le gifler, mais le tamrink esquiva, contourna la silhouette accroupie de Tol’chuk et fila se réfugier dans les jupes de sa maîtresse.

— Tikal ! le réprimanda Mama Freda.

La vieille femme, qui était en train de somnoler sur sa chaise, se redressa. Elle ramassa le petit animal à la fourrure flamboyante et le déposa dans le creux de son bras. Son visage sans yeux se tourna vers Er’ril.

— Je suis désolée. Je ne comprends pas pourquoi il est si nerveux.

Une explosion de tonnerre fit trembler tout le navire.

— Moi, ça ne m’étonne pas, dit Elena, les yeux brillant d’inquiétude. Une tempête fait rage le long de la côte.

Er’ril se remit à étudier la carte mutilée.

— La reine Tratal nous fera passer sans problème. Elle a dit que nous n’avions aucun souci à nous faire.

Mama Freda se racla la gorge tandis que Tikal gémissait, blotti contre sa poitrine.

— Je ne sais pas… (Elle pencha la tête sur le côté, et son familier l’imita.) Quelque chose dans cette tempête sonne faux.

— Que voulez-vous dire ? s’enquit Er’ril instantanément soupçonneux.

La vieille guérisseuse se contenta de secouer la tête.

Tol’chuk ouvrit lentement les yeux.

— Je vais aller voir, proposa-t-il.

— Inutile, contra Mama Freda. Tikal est plus rapide.

Elle baissa la tête vers le tamrink qui bondit depuis son giron et, à quatre pattes, s’élança vers la porte de la cambuse tel un éclair de fourrure.

Er’ril se redressa. Les autres gardèrent le silence.

Mama Freda resserra son châle noir autour de ses épaules.

— Tikal a atteint le pont intermédiaire, rapporta-t-elle. (Elle se concentra en avançant les lèvres.) Le vent souffle très fort. Le navire est cerné par de gros nuages noirs. Des éclairs embrasent le ciel.

Comme pour ponctuer ses paroles, un nouveau grondement de tonnerre se répercuta à travers le navire.

— Mais la… la lumière est bizarre. Trop vive. Tikal grimpe dans la mâture pour mieux voir. La reine Tratal se tient à la poupe, pleine de pouvoir et d’énergie crépitante. Elle se tend vers le ciel ; c’est à peine si ses orteils touchent encore le pont.

Soudain, Mama Freda se raidit.

— Qu’y a-t-il ? demanda Elena.

— D’autres bateaux… Je vois d’autres bateaux, plus petits, qui entourent le nôtre.

Er’ril porta instinctivement la main à son épée.

— Ils nous attaquent ?

— Je ne crois pas. Grâce à la vue perçante de Tikal, je distingue des el’phes dans le gréement de ces autres bateaux.

— Des el’phes ? ricana Er’ril, incrédule. Venus d’où ?

Mama Freda se rembrunit et leva une main.

— La lumière… Douce Mère, il y a du soleil droit devant !

La vieille guérisseuse se leva d’un bond, vacillant à cause de sa cécité physique et de son regard mental tourné ailleurs. Elena s’avança précipitamment pour la retenir.

— Une cité ! Il y a une cité au cœur de la tempête !

Er’ril dégaina et se dirigea vers la porte de la cambuse.

— Nous avons été trahis !

Elena fit mine de le suivre. Il lui posa une main sur le bras pour l’en empêcher.

— Reste ici avec Mama Freda. Tol’chuk et moi allons voir de quoi il retourne. (Il se tourna vers l’aveugle.) Mama Freda, dites à Tikal de rester sur le pont. Observez ce qui se passe avec ses yeux et tenez-vous prête en cas de problème.

Elena arracha un de ses gants et saisit sa dague de sor’cière. La petite lame étincela dans la lumière des lampes. Mais là encore, Er’ril retint le geste de sa protégée.

— Attention. N’utilise pas ta magie à tort et à travers. Sor’cière ou pas, tu ne pourras pas voler si le navire brûle sous tes pieds.

Elena se dégagea et, de la pointe de sa dague, se piqua le bout de chaque doigt.

— Ne t’en fais pas pour ça.

Son sang se changea en volutes de feu qui s’élevèrent de sa main. Er’ril la regarda tisser les flammes pour en faire une rose ardente posée au creux de sa paume. Les yeux étincelant de pouvoir, Elena rendit son regard à l’homme des plaines.

— Le navire ne brûlera pas.

Tant de maîtrise fit hausser les sourcils à Er’ril. Hochant la tête, le guerrier se tourna vers Tol’chuk qui l’attendait sur le seuil.

Derrière eux, Mama Freda dit sur un ton pressant :

— Nous volons vers les portes de la cité. Dépêchez-vous.

Er’ril s’élança vers l’escalier, dont il monta les marches deux à deux. Tol’chuk le suivit.

Le guerrier fit irruption par l’écoutille du pont intermédiaire en brandissant son épée. Le spectacle qui s’offrit à ses yeux le fit vaciller. Il reprit son équilibre et, bouche bée, promena un regard à la ronde.

Autour du navire, des nuages noirs bouillonnaient, éclairés de l’intérieur par des décharges de foudre. Le tonnerre grondait et, dans le lointain, Er’ril crut entendre le mugissement d’une centaine de trompettes. Mais tout cela n’était rien comparé à ce qui se dressait devant la proue du Traque-Soleil.

Une porte de bois massive culminait un quart de lieue plus haut dans le ciel. Ses battants ouverts révélaient une vision enchanteresse : celle d’une immense cité baignée de lumière, à laquelle la tempête servait de fondations. Au-dessus d’une multitude de tours et de toits, le soleil brillait très haut contre l’azur immaculé, éclairant cette citadelle dans les nuages.

Au-delà de la porte s’étendait un vaste espace abrité – un port dont les jetées saillaient à l’aplomb du front orageux. Er’ril aperçut d’autres navires amarrés là, de toutes les tailles et de toutes les formes : des goélettes élancées, des vaisseaux marchands à la coque renflée, et même des bâtiments d’apparat en forme de cygne ou d’aigle.

Succédant aux quais, des échoppes et des maisons de bois escaladaient les nuages jusqu’à l’horizon. Certaines possédaient une cheminée qui crachait de minces volutes de fumée. De petits visages se pressaient derrière les fenêtres de quelques autres. Mais toutes arboraient des couleurs vives comme le plumage d’un paon. En lieu et place de rues pavées ou de sentiers boueux, des passerelles et des ponts reliaient les bâtisses entre elles, formant un labyrinthe de cordes et de planches. Plus haut sur les pentes nuageuses, des demeures plus imposantes, des tours et des clochers s’élançaient vers le ciel ensoleillé.

Mais tout ceci semblait bien minuscule comparé au majestueux château situé au centre de la cité, ses surfaces métalliques reflétant l’énergie de la tempête en contrebas. À l’intérieur de son mur d’enceinte, une vingtaine de tours culminaient à une hauteur vertigineuse, pressées les unes contre les autres ainsi qu’un bouquet de roseaux.

Tol’chuk rejoignit Er’ril, le cou tendu en avant et les yeux écarquillés face à tant de merveilles. Entre-temps, des marins el’phes avaient surgi par les écoutilles des ponts inférieurs. Sans se soucier des deux amis, ils se lancèrent à l’assaut du gréement et commencèrent à prendre des ris.

Er’ril se détourna. Il devinait le nom de la cité dont ils approchaient : Fort-Tempête. Par le passé, il avait entendu Méric évoquer la citadelle aérienne de son peuple. En revanche, il ne comprenait pas ce qu’elle faisait là, ni pourquoi le Traque-Soleil franchissait ses portes. Son expression se durcit. Il connaissait une personne qui pourrait lui fournir les réponses à ces questions.

— Viens, ordonna-t-il à Tol’chuk.

Il entraîna l’og’re vers l’échelle qui conduisait au pont de poupe. Mania Freda avait dit que Tratal se trouvait là. Elle ne s’était pas trompée. En atteignant les derniers barreaux, Er’ril aperçut la reine el’phe qui se tenait les bras levés, enveloppée d’énergie bleue crépitante. Ses cheveux d’un blanc argenté formaient un nuage coléreux autour de son visage.

— Tratal ! aboya le guerrier. Quelle trahison avez-vous commise ?

Lentement, la souveraine baissa les yeux vers lui. De la foudre étincelait dans ses prunelles.

— Je conduis la sor’cière à son véritable trône. Son sang unira le passé des el’phes à leur avenir. Il est temps qu’Elena renonce à ramper dans la boue pour accepter son héritage.

Er’ril garda son épée à la main.

— Je ne vous laisserai pas l’enlever.

Tratal baissa les bras, et ses talons touchèrent de nouveau le pont.

— Et de quelle façon penses-tu m’en empêcher ? (Elle agita une main pour désigner le Traque-Soleil qui, flanqué par son escorte, franchissait le seuil de la cité aérienne.) Notre domaine survole le vôtre à plusieurs lieues d’altitude. Vous ne pourrez pas vous échapper : au-delà de nos murs, seule la mort vous attend.

Er’ril réfléchit. En vérité, les compagnons n’avaient aucun moyen de regagner la terre ferme sans le concours des el’phes. Ils dépendaient entièrement de la bonne volonté de leurs hôtes. Néanmoins, au fil des siècles, Er’ril avait appris qu’on pouvait s’assurer la coopération d’autrui à la pointe de l’épée. Il s’avança en brandissant la sienne. Avec une reine comme otage…

Tratal claqua des doigts. Un petit éclair se détacha du nuage crépitant qui entourait le navire, frappant l’épée d’Er’ril et la faisant sauter de ses mains. Le guerrier hoqueta de douleur et secoua ses doigts brûlés tandis que l’arme tombait à ses pieds avec fracas.

Tol’chuk poussa un grondement menaçant, mais Er’ril le retint.

La reine Tratal conserva une impassibilité glaciale.

— Ramasse ton épée, homme des plaines. (Elle lui tourna le dos comme s’il ne représentait pas la moindre menace à ses yeux.) Il est temps que tu acceptes ton destin, toi aussi.

Er’ril ramassa son épée. Il la tint un moment avant de la rengainer.

— Elena ne se laissera pas faire.

Tratal fit volte-face. Sans se préoccuper des énergies qui couraient le long du bastingage, elle s’y adossa.

— Quand elle découvrira que ses chers amis sont retenus en otages, elle n’aura pas le choix. C’est une fille intelligente. Ici, toute la magie sauvage du monde ne la libérera pas – elle ne réussira qu’à vous faire tuer.

Er’ril ouvrit la bouche pour protester, mais ne trouva pas les mots. Elena se rebellerait contre cette séquestration, mais elle n’irait pas jusqu’à mettre la vie de tous ses compagnons en danger. Tratal avait raison ils étaient prisonniers de son piège de glace.

Maudissant sa confiance aveugle, Er’ril détailla Fort-Tempête tandis que le vaisseau amiral de la flotte el’phique se dirigeait vers les quais. L’immense cité aérienne scintillait dans la lumière dorée du jour. Déjà, des centaines d’habitants se hâtaient le long des passerelles et se penchaient aux fenêtres en agitant la main. Tous étaient venus saluer le retour de leur souveraine. Des trompettes mugissaient ; des tambours scandaient un rythme allègre. La brise agitait plusieurs bannières montrant un aigle d’azur sur champ argenté.

Derrière le Traque-Soleil, les portes massives se refermèrent, coupant la citadelle de la tempête qui faisait rage dehors – et les compagnons de toute retraite.

— Belle cité, n’est-ce pas ? lança la reine Tratal sur un ton désinvolte.

Er’ril fronça les sourcils.

— C’est la plus jolie prison que j’aie jamais vue.

 

Elena suivit les autres le long du large pont qui traversait tout Fort-Tempête.

La reine Tratal avait pris la tête de la procession à bord d’un palanquin drapé de soie qui flottait au-dessus des planches. De l’énergie crépitait sur l’armature métallique du petit véhicule. Tratal leva un bras pour saluer son peuple tandis que des nuées de pétales voletaient en tourbillonnaient autour d’elle ; lancées depuis les portes et les fenêtres, elles parfumaient l’air rare de leur douce fragrance. Sur le passage de la souveraine, des voix chantaient, criaient des vivats ou lui souhaitaient un bon retour. Tratal répondait à chacune d’un signe de la main ou d’un hochement de tête.

À la vue de ce spectacle, Elena se rembrunit. Lorsqu’ils avaient quitté le Traque-Soleil, Tratal l’avait invitée à monter avec elle dans son confortable palanquin, mais la jeune femme avait refusé.

— Je marcherai avec les autres prisonniers, avait-elle dit froidement.

Tratal s’était contentée de hausser les épaules et de grimper à bord de son véhicule.

En apprenant que la reine des el’phes comptait la séquestrer, la première impulsion d’Elena avait été de riposter, de frapper avec son feu sor’cier et son feu glacial. Qui osait lui barrer ainsi la route ? Mais Er’ril avait réussi à apaiser sa fureur. Son pouvoir était de nature destructrice, avait-il fait valoir. À cette altitude, sa magie ne leur rapporterait qu’une chute étourdissante et mortelle. Mama Freda avait acquiescé, affirmant que le temps et la sagesse pouvaient encore triompher là où l’épée et le feu échoueraient.

Elena avait fini par réduire le brasier de sa colère à une simple flamme. Puisqu’elle n’avait pas le choix, elle accepterait son sort – pour le moment. Mais, tandis que la procession cheminait vers le palais royal, la jeune femme se promit en silence qu’elle trouverait un moyen de s’échapper de cette cage dorée. L’avenir d’Alaséa en dépendait.

Er’ril marchait à côté d’elle, scrutant les portes et les fenêtres devant lesquelles ils passaient. Wennar et Mama Freda les suivaient, encadrés par une demi-douzaine de guerriers el’phes. Tol’chuk et les autres n’ains de leur groupe étaient détenus à bord du Traque-Soleil, en tant que garants de leur docilité.

Ainsi les compagnons, maussades, se dirigeaient-ils vers la forteresse aux tours élancées. De chaque côté d’eux s’alignaient des maisons et des boutiques aux façades ouvragées : poutres et linteaux sculptés, vitres de verre coloré… Partout où son regard se portait, Elena ne pouvait que constater le talent des artisans el’phes. La cité ressemblait à une gigantesque et délicate sculpture. Malgré son irritation, la jeune femme ne pouvait être qu’éblouie par cet endroit.

Des enfants, pieds nus et vêtus de couleurs éclatantes, dansaient sur les cordes et les étroites passerelles qui enjambaient le vide. Ils faisaient la course ou jouaient avec des cerfs-volants à l’effigie de toutes sortes de créatures aériennes : aigles au regard perçant, corbeaux aux ailes noires, balbuzards, sternes, chauve-souris, papillons et même nuages multicolores dont la soie se découpait brillamment contre l’azur du ciel, aussi éclatante que les rires et les chants des jeunes el’phes.

Malgré elle, Elena sourit. Un enfant plus téméraire que les autres se précipita vers elle, esquivant Er’ril qui tentait de l’intercepter. Il ne devait pas avoir plus de cinq hivers. Il se mit à courir près de la jeune femme pour ne pas se laisser distancer par ses grandes enjambées ; et tout en courant, il l’observa, le nez en l’air. Sous ses cheveux ébouriffés, d’un blond presque blanc, de grands yeux bleus détaillèrent Elena.

— Tu ne ressembles pas à un roi, commenta-t-il, les sourcils froncés. Papa dit que tu es un roi. Les rois sont censés être des garçons.

— Je ne suis pas un roi, le détrompa Elena avec une grimace amusée. Juste la petite-fille de votre ancien roi.

L’enfant l’étudia, les yeux plissés et la bouche tordue.

— Tu ne ressembles quand même pas à un roi, conclut-il.

Ce qui ne l’empêcha pas de lui tendre sa menotte.

Elena la prit. Comment aurait-elle pu refuser ?

L’enfant se pencha vers elle et jeta un coup d’œil à Er’ril.

— Papa dit que quand j’aurai six ans, il m’achètera une épée pour mon anniversaire. Comme ça, je pourrai te protéger à sa place.

— J’en serai honorée, petit chevalier, dit gravement Elena.

Satisfait, l’enfant hocha la tête. Quelques instants plus tard, il fit signe à Elena de se pencher et lui donna un baiser rapide sur la joue. Riche de ce trophée, il s’éloigna à toutes jambes, clamant à tue-tête :

— J’ai embrassé le roi ! J’ai embrassé le roi !

Souriante, Elena regarda ses camarades converger vers lui pour écouter son récit. Les enfants étaient les mêmes partout, songea-t-elle. Son humeur s’en trouva fort améliorée. Mais il lui suffit de baisser les yeux pour se souvenir qu’elle était en prison.

Sous elle, le pont se composait de planches de frêne blanc. Chaque écrou scintillait de magie el’phique – le pouvoir qui le maintenait suspendu dans le vide. L’atmosphère était lourde d’énergie, Elena le sentait… à moins que ce fût juste l’odeur du tonnerre. En contrebas, entre les planches, la tempête bouillonnait tel un torrent en crue. La foudre embrasait le cœur des nuages, et le tonnerre grondait en continu.

Wennar rejoignit la jeune femme.

— Le Gul’gotha s’étend juste en dessous de nous.

— Comment le sais-tu ? interrogea Elena.

Wennar tendit un doigt vers le nord. Elena pivota. Entre le toit en ardoise de l’échoppe d’un cordonnier et une chandellerie à deux étages, elle aperçut la tempête qui faisait rage au-delà du mur d’enceinte de la ville. Mais ce n’était pas cela que lui désignait le chef des n’ains. De l’océan de nuages noirs jaillissait un pic solitaire, pareil à une île volcanique surgie de flots coléreux.

— L’Enclume, dit Wennar. C’est une montagne sacrée pour notre peuple. Selon nos légendes, c’est ici que les premiers n’ains furent jadis forgés par le marteau des dieux.

Elena acquiesça. De fait, le sommet plat du pic évoquait une enclume géante. Elle regarda la tempête balayer ses pentes, les nuages essayer de le submerger.

— Nous dérivons, marmonna-t-elle.

Elle ne sentait aucun mouvement, mais tandis qu’elle observait la montagne, la tempête dépassa cette dernière. La cité aérienne se déplaçait ; elle survolait le Gul’gotha.

Er’ril se rapprocha d’Elena.

— À quelle distance de la côte sommes-nous ?

— Je dirai une demi-douzaine de lieues, répondit Wennar.

— Et à quelle distance de votre vallée natale ?

— Dix jours de marche. Une cinquantaine de lieues environ.

Comme ils continuaient à suivre le palanquin de la reine, l’Enclume disparut derrière une maison bleue aux moulures soulignées de peinture argent. Déjà six lieues de la côte ? La tempête se déplaçait rapidement.

— Dans ce cas, nous devrions survoler votre vallée demain matin, calcula Er’ril.

— Et la dépasser peu de temps après, ajouta Wennar d’un air préoccupé.

Le visage dur, Er’ril jeta un coup d’œil à Elena. La jeune femme comprit ce qu’il s’abstenait de dire : ils devaient s’échapper cette nuit même, ou tout serait perdu.

La poitrine comprimée par l’inquiétude, Elena baissa les yeux pour regarder entre ses bottes. La foudre éclairait le cœur des ténèbres bouillonnantes. Comment s’échappait-on d’une prison volante ? Pour la centième fois, la jeune femme souhaita pouvoir consulter sa tante Fila et Cho. Mais le Journal Sanglant lui avait été confisqué en même temps que le Try’sil. Non que le Grimoire aurait pu lui être du moindre secours. La lune ne serait pas pleine avant plusieurs jours. Si elle l’ouvrait maintenant, Elena n’y trouverait que des pages blanches.

Comme Wennar ralentissait pour laisser Elena et Er’ril passer devant lui, Mama Freda prit sa place au côté de la jeune femme.

— J’ai entendu ce qu’a dit le n’ain, chuchota-t-elle. Ça ne nous laisse pas beaucoup de temps pour convaincre ces habitants du ciel à sang-froid.

— Si nous ne parvenons pas à les convaincre, je réduirai leur belle cité en cendres, promit Elena sur un ton brûlant.

Mama Freda tourna la tête vers elle. À l’occasion, son absence d’yeux pouvait rendre son expression difficile à déchiffrer, mais cette fois, impossible de se méprendre quant au choc inscrit dans chacune des lignes de son visage.

— Tu tuerais le petit garçon qui est venu te voler un baiser tout à l’heure ?

Honteuse, Elena baissa la tête.

Ce fut Er’ril qui répondit :

— Les el’phes ne respectent que la force. Il n’est pas rare que des innocents périssent en temps de guerre.

— Peut-être. (Mama Freda s’adressa à Elena :) Mais pourrais-tu les tuer de ta propre main ; de façon non pas accidentelle, mais volontaire et préméditée ?

Elena serra les poings de frustration.

— Non, soupira-t-elle enfin. Non, je ne pourrais pas.

— Tant mieux. Un instant, j’ai craint d’aider le mauvais camp.

— Je disais ça juste sous le coup de la colère.

Mama Freda acquiesça et toucha l’épaule de la jeune femme.

— Alors, écoute-moi, mon enfant. Il existe un moyen de nous tirer de ce guêpier sans recourir au feu et à la mort.

— De quoi voulez-vous parler ?

— Tikal me permet de voir et d’entendre beaucoup de choses qui ne me sont pas destinées.

Er’ril se rapprocha d’Elena et se pencha à demi, tel un conspirateur.

— Qu’avez-vous découvert ?

— Pendant que nous débarquions du Traque-Soleil, j’ai surpris la conversation de deux marins. Selon la rumeur, Elena sera forcée d’épouser un prince el’phe ce soir au lever de la lune. Le nom de son futur époux annoncé lors d’un banquet dès le coucher du soleil.

— Mariée, moi ? s’exclama Elena, consternée. Jamais ! Je refuserai.

— Je soupçonne que notre survie et notre bien-être dépendront de ta docilité, répliqua Mama Freda. Même une promesse faite sous la contrainte est valable pour les el’phes.

Elena trébucha.

— Et cette nuit même, poursuivit la vieille femme, ils prendront ta virginité sur ton lit de noces – par la force si nécessaire.

Le sang d’Elena se glaça dans ses veines. Bien que son corps soit celui d’une adulte et bien que le sang versé chaque lune la désigne comme en âge de se marier, l’idée de coucher avec un homme la terrifiait plus que n’importe quel malegarde. Elle était encore assez jeune lorsque sa mère lui avait expliqué ce que les hommes et les femmes faisaient ensemble. Une fois, elle s’était même entraînée à embrasser une des garçons de ferme du ranch Nickleburry. Mais partager son lit avec un homme ? Quelqu’un qu’elle ne connaissait pas – un étranger ?

— Je ne l’autoriserai pas, dit Er’ril sur un ton glacial et menaçant.

Mama Freda acquiesça.

— Je n’en attendais pas moins de votre part. Mais ces el’phes sont bien décidés à se réapproprier le sang de leur ancien roi, à faire fusionner les deux lignées royales.

— V… vous avez évoqué un moyen de nous tirer de ce piège, bredouilla Elena d’une voix brisée.

— Les marins étaient bavards et très excités de rentrer à Fort-Tempête. Il semble que ta beauté et ton charme ne leur aient pas échappé. L’un d’eux semblait tout particulièrement captivé par toi. En riant, il a suggéré de défier ton fiancé selon le rite du ry’th lor.

— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Er’ril.

— J’ai posé la question au garçon de cabine qui m’aidait à monter sur le pont. Ry’th lor signifie « sang du cœur » en haut el’phique. Un prétendant à la main d’une femme peut défier son fiancé officiel. Le vainqueur remporte la main de la femme, et personne ne peut contester le résultat.

Er’ril toucha la poignée de son épée.

— Dans ce cas, je défierai l’homme choisi par Tratal.

— Ce n’est pas aussi simple, tempéra Mama Freda. Le prétendant doit affronter le fiancé à mains nues. Le fiancé, en revanche, a droit à une épée de cérémonie et à une dague.

L’expression de l’homme des plaines se durcit.

— Ça ne change rien pour moi.

— Bien entendu. Vous le défierez quand même… et vous mourrez.

Elena secoua la tête.

— Ne fais pas ça, Er’ril.

— Et même si vous réussissiez, vous seriez forcé de prendre la place du fiancé – et d’épouser Elena avant le coucher du soleil suivant.

Er’ril et Elena s’entre-regardèrent. Malgré la fraîcheur de l’air, le visage de la jeune femme s’empourpra. Des émotions mélangées se lisaient dans les yeux du guerrier.

Celui-ci se racla la gorge.

— Si c’est la seule solution…

— Je… je ne vois toujours pas en quoi ça nous aidera, marmonna Elena, les joues brûlantes.

— En scellant votre mariage par un baiser, Er’ril pourra réclamer une faveur à la famille du fiancé – une sorte de dot. (Mama Freda les regarda d’un air entendu.) Et la famille ne pourra pas refuser.

Elena comprit immédiatement.

— Er’ril pourrait demander qu’on nous relâche.

— Exactement. Ce qui ne peut être remporté par le fer peut l’être par l’amour.

— Mais respecteront-ils vraiment la tradition ? grommela Er’ril.

— Je le crois. Bien qu’ils soient prêts à prendre Elena de force pour ramener son sang dans leur lignée royale, les el’phes restent un peuple conservateur et respectueux des traditions. S’ils brisaient leur propre code de conduite pour obtenir un héritier d’Elena, le sang de l’enfant serait souillé comme celui d’un bâtard. Je pense vraiment qu’ils s’inclineront devant l’issue du défi, quelle qu’elle soit.

Elena se tourna vers Er’ril.

— Dans ce cas, il faut tenter le coup.

Elle leva les yeux vers son homme-lige. Tout au fond d’elle, quelque chose de plus fort que l’espoir lui gonflait le cœur. Elle lutta pour ne pas pleurer en se remémorant une danse au sommet d’une tour, le contact des bras d’Er’ril autour de sa taille et sa joue contre celle du guerrier. Ils n’avaient rien dit pendant cette longue nuit – mais les mots ne sont pas toujours nécessaires pour exprimer des sentiments.

— Ce sera un combat difficile, prévint Mama Freda.

— Je réussirai. (Les yeux gris d’Er’ril étaient plantés dans ceux d’Elena.) Je remporterai sa main, dit-il d’une voix rauque.

Mama Freda hocha la tête.

— Alors, il ne me reste qu’une seule chose à vous apprendre.

— Laquelle ?

— Avant d’accéder à votre requête, la famille du fiancé exigera une preuve que le mariage a été consommé.

Elena détacha son regard d’Er’ril.

— Une preuve que… ? Qu’est-ce que ça signifie ?

Mama Freda demeura impassible face à elle.

— Pour obtenir notre libération, Er’ril devra prendre ta virginité lui-même.

Le Portail De La Sor'cière
titlepage.xhtml
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_000.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_001.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_002.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_003.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_004.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_005.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_006.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_007.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_008.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_009.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_010.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_011.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_012.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_013.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_014.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_015.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_016.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_017.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_018.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_019.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_020.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_021.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_022.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_023.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_024.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_025.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_026.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_027.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_028.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_029.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_030.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_031.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_032.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_033.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_034.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_035.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_036.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_037.html
Clemens,James-[Bannis et Proscrits-4]Le Portail de la Sor'ciere(2001)_split_038.html